Par Patrice Dumont
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En élargissant au maximum l’histoire des promotions de footballeurs, il faut placer Manno Sanon dans la génération 64-81. Car, lui qui est né en 1951 a joué dès 1967 contre les Tom Pouce, Ducoste, Vorbe qu’il a rejoints en Sélection en septembre 1969. À seulement 18 ans, à Kingston, Jamaïque, Tassy le laissa sur le banc d’où il assista impuissant à l’impuissance de ses grands devanciers, Guy Saint Vil et consorts, à marquer le moindre petit but au Salvador, vainqueur final à nos dépens des éliminatoires de la Coupe du monde 1970.
En restreignant l’histoire des promotions de footballeurs, on installera Manno Sanon dans la promotion 1968 éclose dans la compétition scolaire de football mais couvée dans des clubs tels le Racing, le Violette, l’Aigle Noir ou le Don Bosco. Dans l’équipe du lycée de Pétion Ville défaite pourtant par le lycée Firmin de Pierre Bayonne et Guy Dorsainvil en demi-finale, à côté de Raynald Dévilmé, il éclabousse la compétition et fera partie de la sélection scolaire qui fit baver de plaisir les amateurs de foot des Îles Bermudes. La suite est d’une éblouissante fulgurance. Brillant avec le Don Bosco, il réveille tout seul chez les Port-au-Princiens la passion du foot éteinte par la défaite de Septembre 69 à Kingston. Don Bosco de la Saline, Don Bosco de Pétion-Ville, Sélection nationale, Berschoot d’Anvers, San Diego, Fort Lauderdale, entraîneur de Sélection nationale, une famille unie : une vie remplie. On sait toutes ces choses mais on ne devine pas le chemin parcouru.
En totalisant l’histoire, on saisira mieux la performance de l’homme.
Manno naît le 25 juin 1951 à Chancerelles. Sa vie se résume à la chaumière que tente tant bien que mal sa mère à rendre vivable. L’enfant trouvera dans les vastes espaces de la Saline un espace de jeu naturel sans jamais comprendre qu’il est en enfer. Le terrain de football des Frères Salésiens l’attire naturellement, et le Bel-Air pas trop loin lui offre l’immense plaisir d’apprécier le divin talent de Chardin Délice. Mine de rien, vagabonder de la Saline au Bel Air, se battre contre plus grand que soi ou devoir en permanence ruser pour éviter les abus compensent une alimentation hasardeuse par une endurance mentale et physique que les scientifiques ont du mal à comprendre. Manno rêvait de l’Aigle Noir plus que du Don Bosco. Et au hasard du regard blanc d’un enfant pauvre et celui tendre d’un religieux au grand coeur passionné de foot, le club jaune et noir deviendra le nid où son œuf sera couvé par ce fameux père Jacques Djeebels. Le petit vagabond avait trouvé son point d’appui, le Don Bosco ; et son levier, le père Djeebels : il souleva le monde et donna raison à Archimède.
Ses talents de buteur seront toujours à l’ordre du jour dans les débats passionnés du monde du football. Il me paraît cependant comme une urgence d’exposer ce modèle aux yeux de la société haïtienne. Il n’est pas banal en effet d’apprécier le résultat de deux mains tendues, l’une d’en haut, l’autre d’en bas, les deux visant à faire de l’enfer un vague souvenir. Djeebels n’avait pas perdu son temps. Manno fut un grand solitaire, un non émotif. On a pourtant la sensation qu’il lui était impossible de penser au père hollandais sans tendresse. Ce qui se passait entre les deux relevait de la complicité sortie d’un exploit commun, une parenté sociale et sportive victorieuse d’un destin de misère morale et matérielle malheureusement endémique dans notre pays.
Les regards blancs des enfants pauvres d’Haïti se colorent toujours quand ils croisent les yeux tendres d’un Djeebels ou d’un Volel.
Les buts de Manno et l’image qu’ils laissent dans le pays tout entier rappellent aussi que la victoire sociale est possible. Vorbe ki Vorbe fè flay, ale wè pou Manno Sanon ! Quelle crudité de chanson ! Vorbe n’avait pas loupé la passe que vous savez ; Manno n’avait pas loupé le but que vous savez. Leurs regards étaient colorés. Viendra un jour où notre regard collectif sera coloré et nous arrêterons de louper nos rêves.

Le Matin 22 Février 2008