Publié par ayibo post 

L’élément central de toute transition politique, et dans le cas d’Haïti devrait être la première et la plus urgente initiative, consiste en la mise en œuvre d’un système électoral légitime, indépendant de l’Exécutif, transparent et efficace. Tant la Constitution de 1987 que la Loi électorale haïtienne prévoient l’existence d’un Conseil Électoral permanent (CEP). Les différents gouvernements qui se sont succédé n’ont pas su, pu ou voulu le faire. Les joutes électorales sont organisées depuis 1987 avec des structures ad hoc. En plus, les rédacteurs de la Loi électorale, dans leur souci légitime d’extraire le CEP du risque de sa soumission aux injonctions politiques, leur a accordé le rôle de dernière instance de recours juridique, au-delà et au-dessus de la Constitution. Par conséquent, en Haïti le CEP n’est pas seulement au-dessus de la loi, il est la loi.

À partir du moment qu’un système juridique d’un État accorde le droit et le pouvoir dispensé par Haïti à son CEP, il devient indispensable que cet organisme puisse œuvrer avec une capacité technique, une indépendance politique et une autonomie financière totales. En plus, les Conseillers du CEP doivent jouir d’une légitimité à toute épreuve et leur nomination ne doit, en aucun cas, être objet de marchandages. Pour cela, il faut qu’ils soient des juges inamovibles pour des raisons politiques, choisis à travers un concours public.

Aucune de ces conditions n’existe dans le cas d’Haïti. L’État haïtien ne participe qu’à hauteur d’environ 25 % du budget électoral. Le financement de ¾ parts par l’International lui accorde un rôle incontournable dans les joutes électorales. Les principaux bailleurs de fonds composent un groupe qui suit, accompagne, conseille, suggère, fait pression sans écarter des menaces voilées ou explicites.

Finalement l’Internationale suit également à travers l’Observation électorale la campagne à proprement parler, spécialement le jour du scrutin. Lors des joutes électorales 2010-2011, le rôle de l’OEA/CARICOM a été étendu bien au-delà des expériences précédentes. En effet, les résultats déjà publiés par le CEP à l’issue du premier tour ont été modifiés à la suite de ses recommandations. Donc, il y a eu, en fait, une substitution des autorités électorales haïtiennes par la Mission d’observation électorale de l’OEA/CARICOM.

Comme corollaire à son ingénierie électorale, Haïti se caractérise par une fièvre électorale permanente, car la Constitution prévoit des votations, surtout au niveau parlementaire, toutes les années. Par conséquent, voici un pays qui ne dispose pas des conditions minimales pour l’exercice électoral et qui fait de celui-ci une activité constante et centrale de la vie politique. Ceci conditionne les défis sociaux, économiques et ceux de la reconstruction.

Face à ce double et contradictoire constat — d’un côté l’incapacité électorale chronique à plusieurs niveaux de l’État et de l’autre le rôle central que les votations ont pour la stabilité politique du pays — il n’y a pas d’échappatoire, sauf celles qui mènent au renforcement des capacités institutionnelles haïtiennes et à une réforme constitutionnelle. Sans une véritable refondation du système électoral haïtien, insérée comme une première étape d’un chantier politique plus vaste qui est celui de la signature d’un Pacte de Libertés et Garanties démocratiques, il ne peut y avoir stabilité dans le pays.

De même que les défis socio-économiques et de la reconstruction de la société haïtienne sont otages de la politique, le peuple haïtien est tributaire des joutes électorales. Face à la mainmise des politiques il ne peut qu’opposer la résistance du Pangolin, à savoir, l’abstention. À cet égard la participation aux dernières votations présidentielles est révélatrice : nous avons plongé d’une participation de 62 % lors de l’élection présidentielle de février 2006 vers les 23 % de participation en 2011 et en 2016.

Au-delà du débat sur le niveau de légitimité des élus, cet absentéisme peut être interprété, entre autres, comme un indice troublant de la possible existence d’un sentiment de rejet ou de désenchantement avec la démocratie représentative. Ceci est d’autant plus grave, que depuis trois décennies le fondement de l’action de l’Internationale en Haïti est justement celui de présenter le modèle démocratique comme étant le seul capable de faire sortir le pays de l’ornière où il se trouve.

Le cas haïtien interroge sur maints aspects la coopération internationale. Il faut noter que la politique et dans le cadre de celle-ci, les défis électoraux, assujettissent l’ensemble des efforts. À cet égard, l’Internationale est également un otage supplémentaire de la façon dont on pratique la politique en Haïti.

Depuis le début des années 1990, l’Internationale a envoyé dix (10 !) différentes Missions en Haïti dans le cadre de l’OEA et de l’ONU. Si chacune de ces missions a répondu à des situations précises et a pris des contours distincts, force est de constater que le leitmotiv premier de ces interventions exogènes a été la nature politique des crises haïtiennes. Politique dans le sens que le trait majeur de ces crises domestiques de moindre intensité est la résultante de la simple et inévitable lutte pour le pouvoir, caractéristique de toute société humaine organisée. L’intervention étrangère répond à une demande endogène et de ce fait, l’Internationale devient un acteur du jeu politique haïtien.

Par conséquent ce sont les défis politiques qui devraient être au centre de la stratégie de l’Internationale en Haïti. Malgré les immenses besoins de toute nature, c’est la politique qui constitue le noyau dur des dilemmes haïtiens. En absence d’un modus vivendi acceptable et des règles du jeu qui s’imposent à tous les acteurs, il n’y a point de salut. Tant l’Internationale continuera aveugle face à cette réalité en se cantonnant dans des visions partielles qui mènent à des solutions de pouvoir non-haïtiennes, la crise peut connaître un répit, jamais une solution.

Comme le souligne Jean-Max Bellerive dans un entretien accordé à Raoul Peck pour son documentaire « Assistance mortelle », l’échec de la refondation d’Haïti n’est pas dû uniquement aux Haïtiens, car « avec ses 27 000 km carrés et ses 10 millions d’habitants, Haïti est une ville à l’échelle de la planète. Nous avons eu à notre chevet les banques, les États et toutes les structures de coopération, et ils n’ont pas réussi à nous aider. Si cette communauté internationale continue à échouer, qu’est-ce qu’ils vont pouvoir résoudre ailleurs ? »

Néanmoins, nous préférons suivre la perception d’Albert Camus, lorsqu’il préconise, dans La Chute, « qu’au cas où nous étions en démocratie nous serions tous coupables ». Ce n’est pas le cas. Devant l’échec de la prétendue coopération internationale, la connivence criminelle d’une partie de l’élite haïtienne et la souffrance sans fin de la majorité de sa population, il est impossible de transiger.

 

[1] Ancien Représentant spécial de l’OEA en Haïti (2009-2011) et auteur de L’échec de l’aide internationale à Haïti : dilemmes et égarements, C3 Éditions, Port-au-Prince, 2019, 3eédition, 427 p. et

de Les Nations Unies et le choléra en Haïti : coupables, mais non responsables ? C3 Éditions, Port-au-Prince, 2018, 199 p.

Cet Op-Ed fait partie de notre Exploration sur les 10 ans du tremblement de terre du 12 janvier 2010.